top of page

les miettes de la peinture (2015)

Avertissement
 
Souvent je parle pour ne rien dire, mais croire que l’on dit quelque chose parce que l’on parle c’est autrement plus ennuyant.
 Le texte qui suit tente de mettre en évidence un cheminement de pensée lors de mon travail sur cette série : à la surface de la langue. Elle a trouvé son origine lorsque j’ai fait la rencontre d’une personne n’ayant pas le même langage que moi.
 L’image paraît antérieure au discours. Ainsi les différentes peintures n’ont pas de titre. Le numéro qui suit ces sans titre donne l’ordre dans lequel les travaux ont été arrêtés.
 Ces travaux ne disent pas pourquoi, pas même le texte. Ils sont sous l’analyse de celui qui regarde ; c’est à ce point précis que l’image se place à la surface de la langue, non dans elle, non dans un idiome, non dans un discours.
 Ainsi cette conversation entre la femme et moi est un dispositif à la peinture, à ce qu’elle peut être. Comment parle-t-elle ? Avec qui ou quoi ? Que veut-elle ? A un moment où il me semblait que les images ne disaient plus rien, dans un trop-plein d’images.
 Il fallait rendre matériel cette expérience sensible.
 

***
 
Une vieille femme me demande si la couleur est bonne... elle parle des murs de sa maison, elle parle une autre langue que la mienne. Cette question étrange ! Mais sa phrase est sûre, extrêmement sérieuse.
 Cela semble être une bonne couleur, un rouge tirant vers le marron ; cette couleur immonde qu’on ne veut pas avoir dans ses toilettes, mais qui en peinture fonctionne bien. Sa maison sera belle, moins rouge que la précédente, moins abîmée et surtout moins claire. Les rayons du soleil sont trop blancs pour mes yeux. Ces derniers recevront moins de réflexion avec une peinture plus concentrique, je pourrai mieux voir la structure du bâtiment.

Je fais le tour de la maison pour m’assurer de toute la profondeur de notre conversation, vérifier si tout est immédiat à même ses parois. C’est un devenir-illimité où l’évènement est reclus aux tranches, tout est déjà contenu dans les surfaces maculées. Cet agencement de murs, aux hauteurs, aux longueurs -à moins que ce ne soit aux largeurs- semble se suivre comme une série. Tous différents dans leur unité. Il y a comme une continuité : je fais plusieurs fois le tour de la maison, elle devient alors séquences, l’une m’emmène à l’autre par recherche. Tout se trouve au moment même où je m’y intéresse.

Le support peint émet et reçoit à la fois, c’est un flux impénétrable que personne ne peut voir ni même entendre.

Je cherche alors l’arrière de cette maison, son inverse, sa renverse, mais il n’y a rien, tout est déjà visible sur ses murs.
 Peut-être que voir l’arrière de la peinture, c’est voir la matière colorée sur le support comme absence et l’absence de peinture comme la présence même de ce qu’il y a à voir. La peinture sur la surface c’est le dégagement de la peinture.
  
Cet objet en tant que fond permet d’y voir son propre désir : c’est la couleur propulsée hors de son pot, sur la maison, qui vient non capter mon œil mais créer un double de celui-ci à la surface de la bâtisse.
 La maison rendue existante, je trépigne d’impatience d’essayer cette «bonne couleur».

On ne peut pas enlever le pictural au profit de l’objet pur, cela revient à enlever tout ce que le geste même de peindre implique : son rapt, son expérience du sensible, sa confrontation matérielle et physique.

Capacité à embrasser le monde en un mouvement, plus vite que de tourner la langue dans sa bouche.
 Ainsi objet et sujet existent non ensemble mais dans le même ensemble, la même unité ; cette mesure qui se reconstruit à chaque angle : le mur.

Ça fait mal de se cogner contre un mur. C’est extrêmement dur. Cela me fait penser à un DJ qui disait «Ce sont des types qui se jettent et se font mal [...]».
 Quand peindre devient un mur, s’activer et comprendre ce que ce dernier veut, n’est pas chose aisée. Il faut voir ce qui impose, ce que le mur-toile veut : des partitions qui jamais ne se finissent logiquement. Par accumulation, elles deviennent des types. C’est le modèle même de la répétition de ces murs ; une maison jamais close. Une «bonne couleur» jamais finie.
 Ce qu’il faut aimer, n’est pas la peinture elle-même, mais bien la surface qui claque contre toute l’étendue de sa langue.
 Cette zone de contact, aussi fine soit-elle, est le lieu commun où toute une pression agit le long de ce muscle rose et râpeux et la surface à peindre. Les images s’y déposent, jusqu’à devenir une image d’images.
 Une peinture existe d’emblée, d’entrée de jeu, au sens où elle est un medium et que ses images s’y installeront ; mais elle n’est pas une peinture consistante, elle n’est pas encore accidentelle. C’est l’amalgame d’images-types qui vont créer ce raté si particulier, si attendu, et qui va imposer notre propre idiome.
 Je dis «imposer», mais peut-être que «supposer» est plus adéquat, moins dicté. Tout autant que la peinture ne doit pas être présupposée. Cette vieille femme ne fait pas acte de peinture, à sa question je comprends que la peinture n’est pas jouée ; elle pose la question de la peinture : est-ce de la peinture... cette bonne couleur ? Mon œil, entaché de ce rouge tirant vers le marron -à moins que ce ne soit le marron qui ne tire vers le rouge-, troublé par la lumière très vive, troublé par cette question, troublé par cette tension, pense qu’il y a de la peinture.
 Je pense surtout qu’il y a de l’échange.

Se sentir embrassé par cette vieille dame, très rugueuse, notre langue s’y fait aussi poreuse.

Mon œil agit et se compare à la vision du pictural. Des rapports référentiels s’y font. chaque forme donne son désignant qui ne se référence que par la peinture et le regard. Du moins la pensée que crée ce couple qui me paraît toujours improbable.
 Pour se faire, j’ai toujours besoin de la médiation du numérique, c’est un autre mode de perception permettant un passage, souvent, de formes dans les formes. Il se crée alors une nomenclature inédite qui, une fois peinte, parle. Je ne sais pas exactement de quoi, mais... C’est une manière de travailler à partir du monde, sans propos sur celui-ci, à partir d’une ligne, d’une tache, d’une épaisseur et de son contraire, d’un support, de faire monde. Saisir, par à-coups, les figures dans les mouvements des réseaux. Quand je vois les murs de la maison, je ne vois pas ces réseaux pourtant je sais qu’ils sont présents, cachés, à même la peinture.
 Je ne crois pas au fait de montrer les choses pour qu’elles soient présentes, de même que faire de la peinture n’implique pas d’utiliser la peinture et encore moins le rapport inverse. C’est un peu comme laisser son empreinte de chaussure dans le béton frais du trottoir juste à coté de chez soi. On ne laisse pas son empreinte par souveraineté ou par désinvolture, ou encore par trace, pour dire regardez ma pointure ou voyez la marque de ma chaussure. Mais pour faire l’expérience du monde, que tout autre entité qui viendra marcher sur ce trottoir marchera sur notre trace, sur nous, cette manière de dire que nous sommes avec le monde. Le numérique dit ceci.
 Alors il faut que les technologies de traitement des images ne subsistent qu’en rythmes et colorations lumineuses, recomposant entièrement un espace dans le réel, n’oubliant personne qui y a accès. Il est la trace, le geste qui permet de se reculer, de revenir, de modifier. Non de fixer, comme on croit que le pictural fixe l’image. Il est d’appartenir au monde.
 Ce sont des possibilités poussées au/à bout, les passer n’est pas impossible, cela devient juste inconcevable pour le monde actuel.

Pourtant, il n’y a pas d’écart au monde, c’est que cette maison sera toujours dans la bonne analyse de celui qui la regarde. Toujours en progression vers des possibilités. Toutes distantes les unes des autres. La synthèse n’existe pas entre ce que je vois et ce que je regarde. Je n’oppose pas le regard de la maison sur moi et mon regard sur la maison, ce ne sont que deux extrêmes qui s’attirent l’un l’autre.
 Il faut créer les images, réussir à décoder/encoder toutes ces données, pas simplement un concept dont on doit connaitre les lois pour en apprécier l’objet créé. Ecriture et lecture se confondent, créant des liens entre différents systèmes.

Il n’y a pas de bon sens de la relation entre tous ces objets. Par contre, entre la maison, la peinture, le numérique, cette vieille femme et le Dj, il y a un lien fort comme un territoire qui vient se greffer au dehors d’un monde, par ajout à celui-ci. C’est leur existence propre au mur-toile.

Dj et vieille femme murmurent à mes papilles, une expérience du réel, ce point de césure.

Une image désirante, qui peut ne rien désirer, risque de s’ouvrir sur n’importe quoi. Ce n’est ni bon ni mauvais. Cette superficie habitable, fraîchement repeinte, occupe une position particulière dans le réel, elle fait exister toute chose en son périmètre comme paradoxe. A moins que ce ne soit cette question : « est-ce que tu penses que c’est une bonne couleur ? »
 Si cette couleur avait eu un nom singulier, rien de tout ceci ne se serait passé, elle n’aurait fait qu’acquiescer une insuffisance ; le plaisir d’un vide sidéral entre deux, trois, et plus si affinité, d’objets prédéfinis par une langue un peu trop fourchue.

Ce que veut cette peinture, c’est être considérée comme individu, non pas au sens de quelqu’un, mais dans les questions qui lui seront posées, sa matérialité, en sachant qu’en guise de réponse peut-être qu’elle ne répondra rien.

Je me demande toujours si la vieille femme optait pour une couleur plus foncée afin que l’on y voit moins la misère dessus ? Mais je n’ai jamais vu sa maison.

bottom of page